
BANQUET n° 107 (méfiez-vous toujours du Tiramisu) : texte rédigé suite à l'invitation de Fabien Vallos pour son exposition Paratge chez Catherine Bastide, oct-déc 2023, La Traverse, Marseille
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Paris, 18 mai 2053
Le carton qui m'a permis d’assister à tous les banquets de Fabien Vallos m’a été offert en 2023. A l’occasion d’un anniversaire au goût de renaissance, un an après mon accident. Il était associé à ce carton une gravure, et son négatif. Deux images pour deux espaces de vie distincts. Pendant longtemps, je n’ai pu activer mon privilège. Et puis, en une dizaine d’années, j’ai rattrapé mon retard et participé à trois banquets dont le dernier, le quatrième, le final. Il me serait alors difficile de raconter avec exactitude les rouages et la chute.
Banquet n°103
Ce banquet a eu lieu dans la résidence principale d’une autrice portugaise fameuse décédée en 2036. Grande et majestueuse bâtisse construite sur les hauteurs de la riviera Camarguaise, le hasard de mon calendrier m’avait amenée au bon moment dans la région. Le thème de ce banquet était autour de la blette qui rencontrait depuis quelques années un retour de popularité exemplaire. Vallos avait alors fait dresser une table très longue pouvant accueillir plus de cent personnes. Je me rappelle être arrivée un peu tard et que les premières places étaient déjà occupées et ainsi devoir aller m’asseoir à l’autre bout de la tablée. J’avais alors ressenti le même agacement que lorsqu’on prend le train et que l’on réalise que notre numéro de voiture est à l’autre bout du quai. Sans voisin à ma droite, au bout du bout, j’ai plus le souvenir d’un moment délicieux, voué à la contemplation d’un territoire à moitié immergé que d’un épiphanique instant de mondanité. Mondanités qui auraient de toutes les manières été rendues impossible tant le cancanement des canards alentour était assourdissant. On m’avait alors expliqué que la présence de milliers de palmipèdes était dû au fait qu’ils avaient remplacé les pesticides devenant au fil des décennies les principaux ouvriers des rizières. Et c’est précisément à partir de ce moment que Vallos décida d’en adopter un dénommé Centrifuge et qui n’allait plus jamais le quitter.
Banquet n°104
Celui-ci ne se fit pas attendre, et moins d’un an après le précédent, j’avais de nouveau l’opportunité de rejoindre un banquet. Il avait lieu dans un petit appartement du centre de la capitale et avait pour thème «le tout petit». Ainsi, nous nous sommes retrouvés à une quarantaine de convives dans un appartement d’à peine 30 mètres carrés. Ce dernier, sorte de long corridor haussmannien, mais sans les chambres distribuées, appartenait à un jeune artiste fraîchement diplômé d’une école supérieure d’art. Je me souviens d’un mois d'automne ressenti d’un mois de printemps. Une seule fenêtre était alors ouverte, assurant à l'ensemble des convives une quantité d’oxygène suffisante. Vallos avait, malgré la petitesse de l’espace, réussi à dresser une table magnifique, longue et étroite sur laquelle était distribué un ensemble de plats miniatures. Petit fours, petits plats et mignardises. Je me souviens d’avoir été entourée de jeunes personnes très belles, désespérées et somme toute mélancoliques mais dont l’humour avait réussi à me maintenir assise jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les fourchettes elles-aussi étaient minuscules.
Banquet n° 105
Ha ! Oui ! Quel souvenir ! Quel moment.
Il eut lieu durant un été, étouffant, intenable. J’avais été très fatiguée durant cette année et la perspective de devoir me rendre à la montagne pour assister de nouveau à un banquet de Vallos m’était apparue une tâche difficile. M’enfin. Je réussi à m’amener jusqu’au point de rendez-vous, dans une vallée paradisiaque d’une région oubliée. L’évènement avait lieu sur le terrain d’un éleveur anarchiste. Je me remémore avec exactitude les menus à moitié carbonisés qui annonçaient alors le thème : le soleil. Il serait maladroit de vous livrer précisément les différentes recettes mises en place par Vallos, mais parmi elles, il y avait une soupe de tournesol, une tatin de tomates, une salade oubliée au goût de volcan et une ribambelle de dessert autour du citron. Il me semble d’ailleurs m’être brûlée la langue. C’est lors de cette journée que Centrifuge s’était foulé une patte. C’est également à cette occasion que nous avons passé de longues heures avec Fabien à discuter. De son enfance, de la musique, de l’organisation des choses du monde, de l’importance du cafouillage, du poivre que jamais l’on ne cuit, des assiettes anciennes qui donnent aux choses un goût particulier, du rire qui froisse le ventre et des corps qui s’entretiennent autour des tables trop pleines. Je ne me rappelle pas avoir quitté l’assemblée, je me souviens juste de l’ivresse parfaite qui m’accompagna cette nuit-là et de la chaleur de Centrifuge venu trouver refuge près de mon ventre.
Banquet n°106
Le Banquet n°6 fut annulé (soi-disant) à cause d’une infection généralisée dans la partie Nord du pays. Infection causée par du sel contaminé. Jamais je n’aurai imaginé que du sel puisse être contaminé.
Banquet n°107
Je me rappelle parfaitement ce banquet ayant duré 1 jour et 8 heures. 1 jour et 8 heures interminables, trop courtes, forcenées et nécessaires. Je n’ai réalisé que tardivement que participer à ce banquet avait été l’une des choses les plus courues de l’année. Il parait même que certaines places s’étaient vendues sur les internet censurés à prix d’or. A bien y penser, ce banquet propagé dès l’apéritif une sorte de pulsation eschatologique excitante. Toutes et tous savaient pourquoi nous étions là, mais personne ne savait ce qui allait se passer. C’est ainsi que Vallos disposa, à une heure déjà avancée, un immense Tiramisu de plusieurs dizaines de mètres de long dont le mystère consistait dans le fait que les différentes couches contenaient les différentes étapes d’un repas classique. Tout était aligné, orchestré, parfait. Déjà, je me sentais veille et moins alerte à discuter avec la plupart des convives, dont certaines personnalités importantes se révélaient aussi inintéressantes que intéressées. Puis était arrivé le moment de la première bouchée censée amorcer le début de la dégustation. Je revois encore parfaitement Vallos s’avancer muni d’une cuillère antique, se pencher à quelques millimètres de la surface du tiramisu, debout sur un tabouret, et éternuer. Un éternuement bruyant, tranchant, fatal. Tout était tragique car tout était parfait. Cela faisait des années que l’on avait plus vu de poudre de cacao, devenue denrée rare depuis la crise de 2042, et l’excitation suscitée par la vue de cet aliment fut anéantie par la chute du corps de Vallos dans le plat même du dessert. Quand on pense reconnaître des gens grâce à leur physique, on réalise qu’une fois mort on ne reconnait plus rien. Vallos s’était étouffée discrètement avec de la poudre de cacao. Je me souviens l'avoir observé longtemps en attendant l’arrivée des secours aériens. Attendre la dispersion des convives. Je me rappelle la tendresse ressentie en regardant son corps doux, joyeux, creusant seconde après seconde une empreinte toujours plus nette au milieu des couches de crèmes. Je revois Centrifuge venir s'asseoir sur son ventre.
Enfin, à bien y penser, je crois qu’il détestait le tiramisu.