ARCHIPEL(S), Marie Hervé, Texte réalisé pour l'exposition Archipel(s) de Marie Hervé au Frac PACA, Marseille, octobre 22

«  Les naturalistes européens se cantonnaient généralement à la collecte de spécimens
et de fais spécifiques les concernant plutôt qu’à des visions du monde, des schémas d’usage ou d’autres manières d’ordonner et d’appréhender le monde. Ils stockaient les spécimens dans des placards, les mettaient sous verre dans des musées ou les accumulaient dans des jardins botaniques et des herbariums. Ils piochaient dans la richesse de l’environnement naturel, mais n’emportaient en Europe que des spécimens « dépourvus de toute narration » ».

 Londa Schiebinger, Plants and EMPIRE, Harvard University Press, 2004, p.87

Dans la pratique de Marie Hervé (1996, Marseille) on pourrait croire qu’elle cherche à réunir ce qui est dispersé, à regrouper ce qui est divisé, pour essayer de trouver l’origine des choses : des territoires, des groupes, des émotions, de sa propre histoire.

Après des études littéraires et une école de photographie, l’artiste décide de ne pas s’attacher à un médium en particulier mais plutôt de puiser, dans le réservoir des techniques à sa disposition, les outils nécessaires à ses projets. Ainsi, en traversant des quêtes globales et collectives, elle réalise une enquête personnelle qui s’articule autour d’images (de corps, d’espaces, de ruines, de matières), de textes (des lettres, des fictions, des pensées), d’éditions (des fanzines, des livres) ou encore de vidéos (de volcans, de mer…). Ici, l’artiste se place du côté de l’autorité structurelle de la modernité en faisant appel à diverses disciplines scientifiques pour prélever, analyser, ordonner et présenter ses travaux. Sous couvert d’un rationalisme aigüe – hérité peut-être d’une mère microbiologiste - Marie Hervé impose une rigueur qui ne fait rien de moins que nous duper à travers cette investigation. On découvre alors que l’artiste ne nous dit pas toujours la vérité, la maison d’édition MYTO, créée en 2021, en témoigne.

Pour son exposition Archipel(s) présentée au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’artiste a travaillé avec le designer Andrea de Chirico à la création d’une scénographie d’îlots fragmentés en différents matériaux, servant de supports aux divers projets présentés. À la fois carte, paillasse, table ou bureau, ces structures horizontales composées de plusieurs socles émanent d’un seul bloc. La scénographie proposée « porte [cette] mémoire du bloc [1]» mais ici les fragments « s’autorisent la solitude ». L’exposition prend alors la forme d’une « joute posthume » où les combattants sont des œuvres fragments, dont les origines et les statuts sont incertains, tantôt documents, tantôt archives.

Dès lors, que fait l’artiste en soumettant le spectateur à une expérience impossible de recomposition ?  Il se pourrait qu’elle tente de nous proposer d’enjamber le rationalisme pour mieux développer une forme de délire narratif. D’après le psychiatre Eugène Minkowski, « la forme spécifique de l’idée délirante n’est pas autre chose, au fond, qu’un essai de la pensée, demeurée intacte, pour établir un lien logique entre les différentes pierres de l’édifice en ruines [2]». C’est ce que s’empresse de faire l’artiste, elle maintient le spectateur « en délire pour se mettre en état de reconnaître le[s] fragment[s]». Comme l’île qui « se souvient de son appartenance à l'archipel », les œuvres-fragments de Marie Hervé conservent les stigmates des structures dont elles sont issues et offrent alors au spectateur la possibilité de s’aventurer au-delà des systèmes dominant d’organisation du réel pour ainsi transformer son rapport au monde. Dans son ouvrage Fragmenter le monde, Josep Rafanell i Orra explique que « contre l’utopie capitaliste de l’administration du désastre dans le monde unifié par la marchandise, [il faut] faire émerger des lieux : fragmenter le monde pour retrouver les voies multiples d’une politique inséparable de sa localisation. Il ne s’agit pas d’apprendre à vivre dans les ruines, raffinement épistémologique d’un constructivisme de mauvais aloi, mais de ruiner le projet d’unification du monde  [3]». Ainsi, dans la photographie Custonaci (2021), l’artiste maintient le spectateur dans une forme de délire visuel en livrant différents morceaux d’images, dont les superpositions et les transparences en recomposent une troisième. L’œuvre n’apparait que grâce et par ces fragments réunis.

Le résultat de l’enquête que mène Marie Hervé est donc clair, l’unité est perdue et il serait malheureux de la retrouver. A-t-elle déjà seulement existée, car selon l’artiste, « le fragment est à la fois le point zéro et le point d'arrivée, c'est le délire, oui. »

 

[1] Les mentions entre guillemets sont extraites de la correspondance avec l’artiste, juillet-août 2022

[2] Eugène Minkowski cité par Remo Bodei dans son article Des logiques du délire : élargir notre connaissance du monde, Revue Diogène 2003/4 (n° 204), pages 46 à 61

[3] Rafanell i Orra , Fragmenter le monde, éditions Divergences, 2018, extraits disponibles sur Lundi.am