© Jenkin van Zyl

Je n’ai jamais participé à un carnaval.
Jamais.
Ou je ne m’en souviens plus.
Je ne m’en souviens presque plus.
Etait-ce un carnaval ce souvenir ? D’un défilé, vêtu de papier crépon, main dans la main avec les enfants du même âge dans les rues de la ville ?

Je ne sais pas.
Etait-ce un carnaval, le jour où nous avons dansé avec tous les orchestres du quartier ?
Je n’en suis pas sûr.
Etaient-ce des carnavals, toutes les fois où un mardi, nous lancions farines, œufs, lait, sous les yeux effrayés des veilles dames bon chic bon genre du coin ?
Je n’en sais rien.

On m’a dit que cela en avait tout l’air. On m’a même dit que c’est ainsi que les carnavals commencent ...

Je ne sais rien de toutes ces mascarades, et pourtant une pénible curiosité ne cesse de m’y faire penser. Je ne sais pas comment y participer, y ai-je seulement le droit ? Je ne sais rien de tous ces carnavals et pourtant j’ai l’impression qu’ils m’encerclent.

--- Ces derniers temps, nous sommes tous un peu fatigués. On continue bien entendu de faire la fête, surtout avec les copains, on fait ça mieux que personne. On essaye de lutter un peu aussi avec des outils bricolés de ci, de là. Mais nos cris se répètent inlassablement. Et leurs échos se font brouiller, inlassablement. Par qui ? Je ne sais pas exactement .... Mais l’impression qu’on nous mange notre image et qu’on nous avale les mots est forte, très forte.

Il y a les rois. Nous en sommes les sujets. Nous aimerions être des rois. Sans sujets ---

Comment prendre part à la fête ?
On me dit de patienter, de connaitre les dates de mon calendrier romain, mon calendrier chrétien, mon calendrier des face à face, mon calendrier des renversements. Je ne sais pas si je dois retourner en ville, ou rester au village, si nous devons aller dans les forêts ou arpenter les grandes allées, je ne sais pas non plus si je dois me faire repérer ou me cacher...
Un soir, j’en parle, à une amie. Nous marchions alors dans les rues la nuit.

Un petit bonhomme nous a doublé, s’est mis à marcher à notre hauteur, puis s’est positionné devant moi avant de me dire, droit dans les yeux, d’aller « Place de la République ». Je lui ai demandé pardon ? Il a crié d’aller « Place de la République ». Soit.

Et il s’en est allé, d’un pas si rapide qu’on aurait dit qu’il était poussé par le grand vent.
J’ai couru pourtant. Après lui comme un fou. En lui demandant d’attendre ! Je lui demandé quand ? QUAND se rendre place de la République ?

J’ai couru. J’ai couru jusqu’à un cul de sac. Rien. Plus de petit gars.
Mais une flopée de renards. Roux. Un immense groupe de renards roux. Ils m’ont regardée. Je me suis sentie gênée. J’ai rebroussé chemin.

Je m’y suis rendue Place de la République. Je m’y rends encore, régulièrement, aux possibles dates.
Il parait qu’à Rome ou Venise, les carnavals commençaient après la réouverture des théâtres.

Je garde toujours dans un sac, un masque.
Je n’en ai qu’un. Celui de Polichinelle. Un cadeau. Au cas ou.
Il paraît que Polichinelle comme son ancêtre antique Maccus est le niais. On n’a pas peur de ceux que l’on croit bête. Ainsi dissimulée, je me dis qu’on ne prendra garde à moi. Et cela me va.
Je pense au carnaval Sauvage de Faux-la-Montagne dont mon amie m’a parlée. J’aimerai y participer moi aussi.
Un soir, j’ai attendu bien longtemps, sans que rien ne se passe. Devant l’église jolie recouverte de démons hurlants et de fous pendus, de femmes enragées et d’âmes tourmentées. J’ai attendu ainsi sans que rien ne se passe. Sauf si, le passage pressé d’un renard roux. Sans doute l’un des membres du groupe de l’autre fois. Sacré bleu. Puis, puis, PUIS, je l’ai revu ! Le petit bonhomme. Quand nos regards se sont croisés, je l’ai sommé de s’arrêter. Mais mon autorité semble avoir fait « flop ».
J’ai crié vraiment très fort qu’il n’était vraiment pas sympa. Je lui ai redemandé la date exacte.
Il s’est dirigé vers moi, vraisemblablement très énervé. Puis m’a crié à quelques centimètres du nez que tout cela était : un secret de polichinelle.
J’aurai dû m’en douter.
Et, dans la foulée, comme de bon hasard, un jeune garçon est passé, il m’a tendu un tract que j’ai attrapé à la volée.
Et voilà donc bien ce qui était écrit : « INTERDICTION DU CARNAVAL : DANGER. »
Puis une image aux couleurs acidulées représentant un renard pendu. Comme de bon hasard.
Au revers était inscrit un texte signé de la Marie, le voici :

« Nos ancêtres prirent de sages décisions en interdisant il y a plusieurs siècles déjà les abbayes de jeunesses. Ces groupes de garçons célibataires turbulents et dangereux en charge des carnavals grotesques furent des ennemis publics. Réduis. Les Etourdis de Douais, les Conards de Rouen, les Sots d’Amiens ou encore les Hideux de Cambrais. On tous disparus à présent pour le bien de tous.

Les carnavals sont dangereux ! Espace de fièvre et d’orgies, ils sont à bannir de nos sociétés civilisées. Le carnaval donne naissance à des sauvages, protégez vos enfants ! Interdisez-les de porter des masques. Interdisez-les de péter !
Voici un rappel des différentes interdictions toujours en vigueur :

1198 : Condamnation des participations à la fête des Fous par Odon de Sully, évêque de Paris 1395 : Ordonnance du prévôt de Paris de ne rien dire, rien représenter ou chanter sur les places publiques sous peine d’amende et deux mois de prison au pain et à l’eau
1399 : Interdiction par Charles VI d’aller dans la ville « embruché d’un chaperon » c’est à dire masqué

1538 : Interdiction des abbayes de Jeunesse par François 1er
1539 : Interdiction du grand carnaval de Nuremberg, pour exemple
1663 : Interdiction des feux de joie partout dans le pays
1797 : Interdiction du Carnaval de Venise. Pour exemple, par décret Napoléonien
1892 : Interdiction des confettis à Paris pendant la mi-carême
10 octobre 2010 : Interdiction de dissimuler les visages dans l’espace public
24 mars 2019 : Interdiction de représenter des chars de Gilets Jaunes
Il est formellement dit par les hautes instances autoritaires du pays que pour éviter les inconvénients qui pourraient advenir à l’occasion de festivités enragées orchestrées par des individus de type déguisés de masques, dorénavant toute vente de masques publiquement est punie de prison. Aussi, sera puni du fouet le chanteur de couplets jugés diffamatoires. Seront condamnés les perturbateurs du repos public.
Le carnaval est dangereux éloignez-vous avant qu’il ne nous avale tous. »

Hum.
Tout cela m’est apparu fort contrariant.
Si la mairie était apparemment bien enragée contre cette mascarade, j’étais absolument certaine que quelque part, se réunissaient et se disputaient les marginaux du pouvoir, les contre-faisant, les lanceurs de feux, les fous et les ours.
Il ne me restait plus qu’à les trouver.

--- Les copains sont fatigués. Ils ont plus trop le cœur à faire la fête. Ils ont l’impression que quoi qu’ils fassent, tout sera toujours aussi difficile. Les copains du Nord, du Sud, de l’Est de l’Ouest ne comprennent pas qu’on souffre tant à nos âges. Les copains ont faim. Plus rien ne sert de rouspéter, de gueuler, de casser...parfois ils se disent qu’il faudrait tout renverser... ---

Il n’est pas facile de trouver quelque chose dont on ne connait ni la forme ni l’espace, ni le temps.
J’ai attendu plusieurs jours avant de trouver un nouvel indice. J’étais assise au café à lire le journal. Je ne prêtais pas vraiment attention aux gens autour de moi quand tout d’un coup j’ai entendu deux jolies filles parler du Caramantran.

Le Ca-Ra-Man-Tran... cela sonnait fort carnavalesque à mes oreilles. Le Caramantran. Qu’est-ce que donc que cela ? Obsédée par mon envie d’en découdre avec ce foutu carnaval, j’ai suivi les deux jolies filles.
Ne croyez pas que c’est dans mes habitudes...surtout. En général, je laisse les gens tranquilles.
Les deux jolies filles se sont dirigeaient vers le marché. Sacrée crotte, c’était pas ma chance, il y a toujours foule, je risquais de les perdre. L’une portait une robe orange en soie, l’autre une robe bleue en satin. J’avais besoin de me rapprocher, de les coller. Elles ont acheté des noisettes. Elles ont aussi acheté du fromage. Au joli fromager. Comme il est beau le fromager avec ses cheveux relevés. Le fromager me rend un peu zinzin. C’est vrai. Je les ai regardé ainsi s’afférer. Quand tout d’un coup, j’ai vu le garçon froisser le tract, le fameux tract et le jeter par derrière lui. Ils ont tous soufflaient. Les filles ont baissé la tête, quand soudain il a sorti de l’arrière de son camion deux énormes cubes de pailles.
Les filles beaucoup plus fortes qu’il n’y paraissait les ont hissés sur leurs dos et sont ainsi reparties. Soudains j’ai réalisé, paf paf paf, je me suis activée, je n’allais pas manquer encore une occasion. Je me suis élancée pour leur demander où elles allaient, si elles savaient quelque chose du carnaval ! Elles ont ri, comme des fées de forêts, elles ont ri. Puis m’ont proposé de les suivre. Elles allaient construire le Caramantran.
Le Ca-Ra-Man-Tran ...
Il faut le faire tenir debout, m’ont-elles dit, avant que le Carême entre...
Puis elles se sont esclaffaient encore une fois.

--- Les copains ont peur. Même s’ils se sentent soutenus par les pauvres, les riches, les jeunes et les vieux, les copains sentent qu’ils sont observés et qu’ils risquent gros. Ils dérangent font sales et désordonnés. Ce sont des tâches et les gens qui ont peur d’eux veulent les effacer. La grande dame nous aime bien. Elle sait qu’on maintien du lien ---

L’endroit où nous nous sommes rendus était à environs 15 min à pieds du centre ville. C’était une grande grange. J’étais un peu impressionnée. Les filles ont déposé les bottes de pailles à l’entrée et m’ont invitée à les suivre à l’intérieur.
Avant que je puisse passer la grande porte, je réalisais que la personne postée à l’entrée était le petit bonhomme du secret de polichinelle. Il m’a demandé ce que je lui

voulais au carnaval. Je lui ai dit que rien, rien en particulier, mais que j’aimerais bien, ouai c’est vrai ... y participer. Il m’a répondu qu’on avait tous quelque chose à y faire. Sans rire.
Enfin à l’intérieur de la grange, quelle surprise de voir tant de personnes.

Des jeunes gens aux gros sweets, aux baskets défoncées et aux yeux cernés s’activaient sur un bras géant. De veilles femmes en tenues traditionnelles se chargeaient de l’autre. Un groupe d’adultes aux airs plutôt chics de type notables du village s’afféraient à peindre la tête du géant quand des enfants d’à peine 7 ans étaient en charge du gros ventre. Parfois un bruit de trompette mêlé à l’acidité des sons de timbales venait exciter la petite foule. Les jambes du géant étaient remplies de pailles par de jeunes gens gracieux aux corps élastiques. A un moment, l’un deux grimpa sur des palettes entassées et commença à s’adresser à la petite foule. Il avait l’air du meneur.

Il était rigolo, pas bien proportionné le gamin, des joues roses et des paluches trop grandes, mais de gros cheveux et un large sourire qui donne envie d’être proche de lui. Il a dit le garçon, sur un ton super officiel que le carnaval sauvage allait bientôt démarrer. Il a dit : demain c’est le grand jour ! Mon cœur n’a fait qu’un tour. Puis il a continué en disant que les copains de Faux allaient venir demain pour participer. Qu’on allait devenir un grand groupe de sauvages, d’étrangers hors la loi, de gens désorganisés. Puis il a insisté en disant que le carnaval n’existait pas. Qu’il n’apparaissait que si le grand ordre est là lui aussi. Que le carnaval n’est qu’un mouvement, la Face B, le verso d’un monde trop bien organisé. Ils nous a sommé de faire appel aux rois, aux seigneurs et aux présidents, qu’ils rejoignent la fête. Il a insisté pour leur laisser une toute toute petite place. Car aux carnavals des bourgs et des campagnes, leur pouvoir n’est rien ! Il a dit le garçon, qu’on devait être fiers. Qu’on allait devoir se serrer et faire du chahut pour remuer le pavé. Il a insisté, ce carnaval, il sert à recréer des liens, on fait pas du social il a dit, on resserre les liens. Puis il a crié de ne pas oublier que les dirigeurs, ils avaient déjà volés ces fêtes pour les enfermer dans de jolies appartement dorés, d’Arles et de Sienne. Il a même dit qu’il fallait les mordre, que oui, tiens, c’était une bonne idée de mordre ceux qui veulent dresser les sauvages.

Puis il a insisté, pour que l’on devienne corsaires, vilains, que l’on se roule dans la boue et que l’on saute au plafond, que l’on se transforme en réponse à notre temps boueux et grincheux. Un truc comme ça. Puis il a repris en nous disant de devenir nos propres renards, de décupler nos identités. Que les bords existent alors qu’il y aurait des débordements. Que nous sommes la marge, qu’ils sont le centre et qu’ainsi, nous deviendront le point central, et qu’ils seront quant à eux la périphérie. Puis il a terminé avec une phrase du style « Curés ivres et roi pétants, levez-vous. Le monde des anormaux marche de nouveaux. Nourrissez-vous de la foule des anxieux et des fous !!! »

Puis le gars parti dans un immense fou rire suivi de la foule. Moi-même sans trop

comprendre, j’ai commencé à rire, à rire, à rire. Et comme cela était bon de rire sans pouvoir s’arrêter et d’en avoir mal aux sigmoïdes.

--- Les copains et moi avons décidé de rester unis. Coute que coute. Ne pas mentir, ne pas se trahir, rester rigoureux. Ne pas succomber aux charmes. Ils ne nous aiment pas, qu’ils se rassurent, c’est réciproque. Ils disent qu’ils peuvent nous trouver facilement. Tant mieux, on sait se cacher mieux que personne ---

De la nuit je n’ai pas dormi. Je n’avais qu’une hâte être au point de rendez-vous du départ du cortège le lendemain.
Ce moment arriva. Nous nous sommes tous réunis progressivement place de la République, tous masqués, tous désordonnés, tous costumés de tout et de rien. Nous devenions sauvages, nous devenions le lieu de tous les fantasmes, de toutes les peurs. La musique a commencé, les cris de renard ont retenti ...et ensuite, que vous dire ?
Je me souviens des sons bas, du tambour dont les vibrations viennent remuer nos cœurs. Je me souviens des mains qui ont pris la mienne, de ma vision faussée par le peu de visibilité offerte par mon masque et par le vin chaud. Je me souviens des corps d’hommes à côtés de moi qui me firent me soulever du sol au moment des refrains, je me vois rire et tourner, tourner et rire de nouveau. Je me souviens des couleurs. Celles de la terre, de la forêt, des poils et des fourrures, je me souviens du frôlement de branches et de feuilles sur mon visage. Je crois me souvenir de sortir de mon corps, tout doucement, sans même véritablement m’en rendre compte. Sortir de mon corps et arriver dans un corps plus grand, plus gros, dont la mécanique est calquée sur tous les petits corps qui le compose. Je me souviens avoir 1000 yeux et 1000 pieds qui sautèrent à en avoir des ampoules, qui frottèrent le sol à le dessécher. Je me souviens hurler, hurler si fort que ma gorge est devenue rappe et ma voix rocailleuse, je me souviens sentir les pots d’échappement, l’humidité de l’air, la sueur des camarades et la poudre des pétards.

Je me souviens me sentir devenir renards, je me souviens devenir sauvage, devenir 1000 sauvages.

Voilà Monsieur le chef.
Voilà tout ce que je peux vous dire.
Tout ce que je peux vous dire c’est que je ne suis pas certaine de ce que j’ai vu.
Je n’ai jamais été certaine que c’était bien un carnaval, tout cela.
Jamais.
Etait-ce un carnaval ce souvenir ? D’un défilé, vêtu de peaux d’ours bras dessus, bras

dessous avec les autres copains du Bourg ?

Je ne sais pas.

Etait-ce un carnaval, le jour où nous avons dansé autour d’un feu de joie toute la nuit ?
Je n’en suis pas sûr.

Etaient-ce des carnavals, toutes les fois où nous avons lutté contre vos lois stupides ? Je n’en sais rien.

Tout ce que je sais, c’est que cela en avait tout l’air.

Mais, prenez garde, si vous nous surprenez à ne plus manger de viande en pleine été, alors les défilés bras dessus, bras dessous, les danses autour du feu et les luttes pourraient resurgir plus vite que vous ne l’imaginez...