© Oriane Dechery

Œuvres & gros œuvre

L’artiste française Oriane Déchery ne se ravitaille pas dans les échoppes dédiées à la pratique picturale et sculpturale pour produire. Elle part d’espaces en travaux et en construction, trouve sur place son matériau, dans le décor inimitable du chantier. À l’écoute des ouvriers, de leurs techniques, elle revisite un monde de maçons, de plâtriers plaquistes, d’étancheurs, de peintres ou de menuisiers, à sa façon. Une approche qui nécessite peut-être le port d’un casque, des mouvements sécurisés, conditions nécessaires à sa liberté d’action.

MB : Oriane, depuis plusieurs années, à l’origine de ton travail, il y a le chantier, celui du gros œuvre, des travaux bruyants et de la poussière. Comment es-tu arrivée dans ces lieux et qu’est-ce qui te maintient dans un rapport presque affectif à eux ?

OD: J’ai toujours été attirée par les matériaux de construction, qui sont des témoins silencieux de nos modes de vie. J’ai l’impression de comprendre un peu plus le monde en les rencontrant. Je dois les écouter pour prendre des décisions dans mon travail. À partir de là, une forme d’enquête se met en place. Au début, j’amenais ces matériaux à l’atelier, mais quelque chose manquait. J’ai alors inversé ce mouvement pour aller à leur contact là où ils sont employés. Ça partait aussi d’un désir de rendre visibles des pratiques artistiques là où elles n’ont pas l’habitude d’exister, de créer des brèches et de s’y installer. De rendre à l’art sa fonction d’outil. C’est comme ça que j’ai commencé à ouvrir les portes des chantiers, grâce à des amis, architectes ou ouvriers. Après y avoir mis les pieds de façon amateur, j’ai créé l’association Home Affairs, avec laquelle je mets en place des résidences de recherche et de création pour artistes et designers sur des chantiers et dans des usines. Ensemble, nous répondons à des commandes et développons un volet éditorial avec des collections d’objets réalisés sur place. C’est en suivant les matériaux et en réfléchissant à ce qu’ils disent sur la fabrication et l’organisation de nos sociétés que je me suis retrouvée dans ces environnements profession- nels. Un rapport affectif existe forcément, puisque nous faisons avec les personnes qui y travaillent. J’essaie néanmoins d’affranchir mon regard de possibles fantasmes pour trouver les chemins les plus justes dans ce travail. Ce n’est pas si facile.

MB : De quelle manière as-tu commencé à collaborer avec celles et ceux qui travaillent dans ces lieux et comment cela a-t-il influencé ta pratique ?

OD : L’expérience qui m’a particulièrement marquée est une résidence d’un an et demi que j’ai montée sur un gros chantier de construction à Montreuil, avec les entreprises Alios Développement et Léon Grosse. Je me suis retrouvée seule,entourée d’une centaine d’ouvriers, des hommes, les quelques femmes étant cheffes de chantier ou cadres. Je me suis posée beaucoup de questions sur mon corps d’artiste dans cet environnement. Comment travailler, comment m’insérer dans un flux de travail organisé et hiérarchisé, comment essayer de détourner certains ouvriers de leur temps de travail pour faire des choses ensemble ? J’ai commencé par travailler dans les sous-sols avec la boue argileuse excavée pour construire les fondations et les parkings. J’ai ensuite trouvé des astuces pour me rapprocher des ouvriers : partager leurs repas, filmer et enregistrer les sons de leur travail manuel... Ou encore me poster sur leur chemin avec une brouette de boue et leur proposer de faire l’empreinte de leur poing que j’ai ensuite coulée avec du ciment et avec laquelle ils pouvaient repartir. C’est comme ça que les choses ont commencé. J’ai ensuite fabriqué un bureau en plein milieu du chantier. J’y travaillais, les pieds dans l’eau, dans la poussière, dans le passage. Et, petit à petit, des ouvriers venaient prendre leur pause cigarette avec moi ou venaient fabriquer des petites sculptures. Il y a eu aussi ce projet réalisé avec Haruna, l’homme-badge du chantier. À force de discuter avec lui, j’ai compris qu’il détenait une grande connaissance des plantes, transmise par son père. Après une enquête menée auprès des ouvriers pour connaître les maux qu’ils rencontrent dans leur métier, nous avons confectionné cinq recettes d’infusion pour les soulager. En confrontant ma pratique aux réalités d’un chantier, j’ai aussi pris conscience d’un nouveau rapport d’échelle : dans les volumes de matériaux disponibles, les espaces, les distances, les sons... Je l’ai notamment réalisé un jour en construisant du mobilier pour un café de chantier, avec l’artiste Aldéric Trével. Nous avons utilisé le bois de sécurité et redessiné les plans du designer Enzo Mari. C’est ainsi qu’il nous est apparu que le millimètre n’existait pas dans le BTP. Les outils de mesure ne sont donc pas les mêmes que ceux que nous avons l’habitude d’employer, l’observation et les gestes non plus.

Peux-tu nous parler du projet Matériauthèque ?

Quelle méthodologie as-tu mise en place pour cela ? J’ai commencé Matériauthèque en 2017, bien avant de m’installer en résidence sur des chantiers. Le premier tableau a été réalisé avec un crépi extérieur que j’avais récupéré lors de la rénovation d’une maison. Ensuite, chaque fois que j’avais l’opportunité d’accéder à un chantier, je récupérais les fonds de seau ou venais avec le support pour réaliser le tableau directement sur place. C’est à partir de ce travail, toujours en cours, que j’ai commencé à créer un lien avec les ouvriers, autour d’usages différents d’un même matériau. Matériauthèque est un travail de référencement et de peinture qui déplace la valeur même des matériaux collectés sur des chantiers. Chaque tableau réalisé est un échantillon, une histoire avec un lieu, des personnes qui y sont passées. L’échantillon, c’est une petite quantité d’une matière ou d’une information, une partie d’une solution. Ce qui m’amène à penser que l’échantillonnage a quelque chose à voir avec l’enquête. C’est à la fois la détermination d’un problème à résoudre et la proposition d’hypothèses qui nous amènent vers la solution. Un peu par intuition, un peu comme en art. Kenneth Goldsmith écrit que « l’échantillonnage et la citation ne sont rien d’autre que des vitrines de l’appro- priation3 ». En faisant glisser cette pratique vers les espaces de l’art, il me semble que l’échantillon peut nous amener à interroger les notions d’appropriation, de réappropriation et de détournement – et ça, c’est un fabuleux outil pour créer des récits marginaux et retourner quelques injonctions liées à nos désirs de propriété.

MB : Pour évoquer ses différentes périodes de production, Bertrand Lavier parle de « chantier ». Comment abordes-tu de ton côté tes nouveaux projets ?

J’aime beaucoup ce mot « chantier ». Il est vaste. Au fil des siècles, il a eu des significations qui racontent des histoires différentes. C’est un lieu sans fin. Je travaille en ce moment sur le chapitre 2 de Home Affairs, avec une résidence dans la manufacture de maroquinerie Camille Fournet dans l’Aisne. J’ai invité trois créateurs pour une année : Virginie Yassef, Maria Alcaide et Romain Guillet. Nous avons une commande pour des œuvres pérennes in situ et développons le volet éditorial avec une série d’objets qui seront mis en vente dans la boutique parisienne en 2025. Je suis déjà en train de préparer le terrain pour les prochaines résidences, peut-être dans une usine de fabrication de charpente métallique. Et je continue à travailler en cher- chant le recul, avec tous ces matériaux que j’ai pu rassembler sur ces chantiers, notamment avec cette matière sonore grâce à laquelle j’ai déjà réalisé deux pièces. Mais aussi avec les histoires de ces personnes dont nous avons tant à apprendre. Il y a toujours de nouveaux projets, mais c’est peut-être le même « chantier ».