Texte rédigé à l'occasion de l'exposition collective, SIGNIAU, DOC. février 23

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Un signal (étymologie, XIVemes, signiau) est une marque distinctive, un signe grâce auquel une information circule. Lorsque celui-ci est perturbé, l’information qui nous arrive subit une torsion et devient dysfonctionnelle. Si l’altération est trop grande, ce qui a été fragilisé peut alors devenir inutile. Or, cette inutilité n’est préjudiciable qu’au sein de structures pensant les liens entre les choses à partir de rapports objectifs, utilitaires et rentables au monde. Les six artistes réuni·es dans cette exposition semblent toutes et tous sceptiques, presque inquiet·es face aux évènements qui fonctionneraient trop bien. Toutes et tous entretiennent une relation ambiguë à ce qui fait défaut : aux images abîmées et aux mots contrariés. C’est lorsque ça déraille, que ça passe mal, que ça laisse des traces qu’ils et elles commencent à prendre des notes. Ce qui importe, ce n’est plus de capter la 5G ou pas, mais plutôt la manière dont l’absence de réseau nous oblige dès lors à communiquer. Si le texte et les images demeurent parmi les principaux signiau de nos sociétés, à quoi servent-ils quand ils sont abîmés ?

Pour travailler, les artistes réuni·es ici ont en commun une méthode en deux temps. Tout d’abord, ils et elles produisent une banque d’images ou de textes au sein de laquelle ils et elles puisent, puis font ensuite subir une transformation matérielle et physique aux objets regroupés. Au cours de ce changement, le signal est alors altéré laissant apparaitre des esthétiques et des stratégies particulières, et c’est ainsi que les torsions deviennent œuvres.
Bérénice Lefebvre et Camille Benarab-Lopez ont en commun un travail d’assemblage et de collage d’images et de matériaux, qu’elles réalisent ou collectent. Chez Bérénice Lefebvre, les éléments utilisés n’ont pas vocation à fournir une information brute mais sont manipulés, modifiés parfois, afin de susciter un rapport sensible1 du spectateur à son environnement. Elle ne cesse de contrarier les limites tangibles de nos périphéries dans le but de livrer une critique des grands projets sociaux et architecturaux du siècle dernier dont les conséquences et la violence se font encore sentir aujourd’hui. Camille Benarab-Lopez ne produit pas d’images mais utilise celles des autres plutôt par fascination1 que par facilité. Elle accumule ainsi divers documents dont les sources variées confèrent un statut ambigu à ses œuvres. À la fois sculptures et peintures, ses travaux tentent de créer des entités fonctionnelles et cohérentes, qui comme la mémoire, fonctionnent par fragments, relecture et réécriture. Cette réunion impossible renvoie à son histoire personnelle, faite de migrations et de narrations modifiées. Les trous de matières comme les trous de mémoires deviennent dans son travail des lacunes fertiles et nécessaires : « Le contenu de l’oubli n’a pas d’importance, ce qui compte c’est l’incongruité des liaisons de sens qu’il produit2. »

La mise à mal de la réception d’une information passe chez Jean-Baptiste Grangier et Victor Vaysse par une stratégie de cryptage. Jean-Baptiste Grangier se méfie des images et notamment lorsque celles-ci sont extraites de grands programmes sociaux, culturels ou politiques. Il ne cesse d’interroger leurs productions et leurs destinations pour mieux révéler les structures autoritaires qui régissent nos sociétés. Dans sa pratique, les images sont porteuses d’informations douteuses. S’il les considère inutiles, elles deviennent motifs, comme avec ces transats sur lesquels sont imprimés des plans rapprochés d’éléments qui témoignent de notre civilisation consumériste et extractiviste. Cependant, s’il les considère comme valables, il les transforme en symbole à la manière de cette sculpture qui montre une photo d’un dos tatoué avec le message d’Arecibo3 présenté contre un kern. L’œuvre devient à la fois signe, message et relique. Chez Victor Vaysse, ce qui est crypté est avant tout chiffré. Il s’interroge sur ce qui vient contrarier les systèmes (informatiques ou politiques). Il se fait ingénieur et reconstruit une machine, en l’occurrence une imprimante, qui à partir d’informations précédemment transmises, reproduit à la verticale, des images issues d’internet. Résolument plastiques, ces impressions sont également contrariantes dans leur incapacité à nous communiquer une information claire, les rapprochant ainsi des images dites acheiropoïète4. Le processus d’apparition devient l’œuvre elle-même, fruit d’une technique singulière et de choix conscients.

Pour modifier, utiliser et s’emparer d’informations, Caroline Reveillaud et Juliette George utilisent des techniques de traduction5 et de montage. Selon Caroline les techniques ne sont pas seulement des savoirs conduisant à des manières de faire, mais également des structures engageant et modifiant notre perception et notre réception des images. C’est précisément ce rôle d’intermédiaire qui l’intéresse et cela s’explique par le fait que l’artiste a eu connaissance de l’art de son histoire avant tout via des images imprimées (magazines, livres de vulgarisation ou documents historiques à visée analytique1). L’artiste pense ces datas (images, textes, documents) comme une linguiste qui tenterait de trouver l’origine des mots tout en interrogeant leurs utilisations actuelles. Cependant, le discours n’est en aucun cas l’enjeu de l’artiste dont la pratique cherche avant tout à amener le spectateur à douter de ses interprétations perspectives construites à partir de données sensorielles, elle utilise ainsi des techniques qu’elle vient volontairement contrarier pour mieux laisser transparaitre les processus de fabrication des images. Juliette George quant à elle affirme sans détour avoir délaissé les images pour le texte, qu’elle trouve être une manière plus facile de prendre en charge des problèmes communs puisque tout ce qui nous dirige continue malgré tout d’être lié au langage1 . Avec son œuvre, l’artiste tente de comprendre comment mesurer l’erreur dans l’établissement d’une mesure de référence en s’intéressant avant toute chose au changement de valeur d’une information, par essence neutre, mais dont les moyens de réception modifient l’aspect. Ainsi, un message peut être faux, inutile mais sélectionné et articulé par l’artiste, devenir poétique, ou humoristique... Comme elle force le texte à se plier à l’espace d’exposition, Juliette George invite le spectateur à plier les informations qu’il reçoit pour mieux les comprendre.

SIGNIAU est une tentative incertaine de regroupement, un brouillage de piste et un panel de stratégies mis à notre disposition pour mieux s’émanciper des systèmes de contrôle et d’organisation de nos sociétés actuelles. SIGNIAU floute pour mieux nous inviter à nous regrouper.
Et c’est ainsi que les torsions deviennent œuvres.

1 Toutes les notes 1 proviennent d’entretiens réalisés avec les artistes.
2 A.Gauthier & HP Jeudy, Trou de mémoire, image virale, [article], 1989, page 139
4 Le message d’Arecibo correspond à un signal radio envoyé à 22 000 années lumières de la Terre depuis le radiotélescope d'Arecibo, au Costa Rica en 1974, dont l’utilisation s’est stoppée en 2020. Ce message traverse toujours l'espace à l'heure actuelle et n'a pas atteint sa destination.
5 grec : αχειροποίητα ; latin : non hominis manu picta ; littéralement : non fait de main d'homme, est une image dont l'origine est inexpliquée
6 Traduire : Transposer dans un autre système ce qui était exprimé dans un premier

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