
Exposition de TROY MAKAZA
Project Space • RAPHAËL EMINE • Salons • YUNYAO ZHANG, LÉONORE CHASTAGNER & GEORGES TONY STOLL • HAMEDINE KANE in collaboration with Ròt-Bò-Krik editions
Il m’arrive régulièrement de juger une œuvre à partir de l’appétit qu’elle suscite en moi. C’est-à-dire, que s’il m’arrive, devant un tableau ou un dessin, d’avoir envie de le manger, de croquer son angle droit ou de lécher sa surface, il est fort à parier que l’œuvre me plaise pour de bon.
J’aime la double acceptation de la notion d’appétit qui, si elle se réfère à l’acte de manger, signifie également le fait de désirer fort, vivement et puissamment quelque chose. Ainsi, face aux œuvres de Troy Makaza, je cherche à vouloir les ingérer, intellectuellement ou spirituellement, de quelque manières que ce soit.
Ce sentiment tenace trouve son origine dans les caractéristiques physiques des œuvres de Troy, qu’il réalise à l’aide de silicone coloré, déployé et articulé pour créer de grandes compositions desquelles émanent parfois des formes que l’on croit reconnaître. Ces œuvres sont confectionnées par successions de lignes, enchevêtrement de couches, aplats texturés ou bien par articulation virtuoses de sillons et gouttelettes. L’artiste ne renonce à aucune combinaison et laisse se rencontrer des couleurs qui, normalement, se tiennent éloignées, afin de nous livrer une poésie chromatique. Les travaux de Troy, aux formats conséquents mais aux contours déstructurés, offrent la sensation d’être en mouvement. Certains d’entre eux demeurent dans mon esprit tels des coupes anatomiques au sein desquelles nous verrions circuler globules, bactéries et aliments au milieu d’un plasma acidulé ou pastel.
En réalité, Troy m’a confié que la plupart de ses œuvres trouvent leurs origines dans des rêves ou des souvenirs rembrunis. Ces points de départ, grâce à leurs caractères parfois vagues ou imprécis, permettent le déploiement de formes nouvelles et inconnues associées à des morceaux d’images parmi lesquels nous pouvons percevoir une tranche de saumon, des fleurs, ou bien encore des planètes…
Mais un motif retient particulièrement mon attention dans les travaux de Troy Makaza. Il s’agit de la feuille de tabac, dont l’exploitation demeure l’une des plus importantes sources économiques du pays, le Zimbabwe étant l’un des principaux exportateurs mondiaux. En évoquant les questions liées à la production de tabac dans son pays, Troy m’a également partagé l’une de ses préoccupations majeures, à savoir, l’utilisation, l’exploitation et le partage des terres agricoles au Zimbabwe. Il m’a également confié, inquiet, les enjeux auxquels les jeunes populations doivent faire face en réponse à la mauvaise gestion des terres exploitables et les risques de manque de nourriture qui y sont associés. Je songe alors au titre de l’exposition Gutsa Ruzhinji qui signifie Satisfaire les masses / satisfaire le plus grand nombre et alors, il ne fait plus de doute dans mon esprit que si Troy réalise des œuvres que l’on a envie de manger, c’est aussi qu’à défaut de cultiver des terres, il nous offre une nourriture différente, moins nourricière, mais tout aussi vitale.
Cette idée de vitalité se concrétise matériellement au travers des travaux de Raphaël Emine qui présente un ensemble de sculptures dont la première fonction est d’être des abris, nids, maisons, immeubles pour insectes et autres organismes vivants cherchant refuge. A l’aide de la technique de l’impression 3D, Raphaël réalise des architectures aussi obsédantes que tournoyantes, des utopies entomologiques, comme il les appelle, offrant la sensation d’être réalisée à l’aide d’une seule ligne, d’un seul mouvement. Viscérales dans leur apparence, ces sculptures dérogent doucement à leur fonction première pour venir fièrement exhiber leurs qualités plastiques et fantasmagoriques au sein de l’espace d’exposition.
Au second étage de la galerie, c’est une discussion à trois voix qui s’offre à nous avec la rencontre des œuvres de Léonore Chastagner, Yunyao Zhang et Georges Tony Stoll. Ce dernier est présent au travers de deux ensembles de travaux qui tous deux témoignent d’obsessions plus ou moins conscientes associées à des explorations techniques afin de tenter de toujours renouveler une pratique. Si l’allusion à la ligne sinueuse et autonome que l’on retrouve au rez-de-chaussée se prolonge chez Georges, elle vient se contracter, se figer tout en s’adoucissant au sein des travaux de Yunyao Zhang.
L’artiste réalise depuis plusieurs années à présent, des dessins oscillants entre classicisme contrarié et abstraction radicale. En décidant de reproduire des fragments de la sculpture classique européenne, Yunyao s’inscrit dans une histoire de l’art spécifique tout en venant la déplacer. En effet, l’artiste s’attache à des objets et images pré-existentes par rapprochement, gros plan, isolement de motifs afin d’activer et révéler toute la part sensuelle et affective des fragments représentés et ce, grâce à la mise au point d’une technique de dessin virtuose, ayant pour support du feutre.
Les choix des matériaux et des techniques sont de précieux indices de compréhension des œuvres. Chez Léonore Chastagner, l’emploi du grès vient souligner matériellement les idées et images visibles qui émanent de ses travaux. En effet, le grès possède des qualités particulières et notamment celle de résister mieux que d’autres matériaux en poterie, aux diverses agressions (physiques, chimiques ou climatiques) qu’elle peut rencontrer. Ainsi, le choix de ce type de céramique n’est pas fortuit, lorsque l’on observe les morceaux de vêtement et les maquettes d’intérieurs que l’artiste modèle. Léonore Chastagner modèle à la main des espaces qui, d’une manière ou d’une autre, accueillent et protègent nos corps, nos pensées et notre mémoire.
Souvent, le temps des repas m'ennuie, tant le format et les obligations qui y sont rattachées se répètent, tout comme les aliments qui y sont conviés. Ainsi, la seule option qui s’offre à mois désormais pour contrecarrer un possible abattement est de varier le plus possible les éléments voués à la digestion. Alors il se peut que le repas mélancolique se métamorphose en véritable petites fête intérieures.
Cela étant dit, il est probable que je ressorte de la galerie Poggi aussi repue que fortifiée.
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