
S’il est possible d’affirmer quelque chose à propos de nos corps, c’est qu’à l’origine, on ne les choisit pas. Ils nous sont confiés à la naissance et chacun·e essaye de l’occuper de la manière qui lui convient le mieux. Nos corps nous sont livrés comme des objets immuables, non-échangeables ou inter-changeables alors même qu’ils sont définis par leurs facultés à évoluer, être modelés, augmentés, modifiés.
A bien y penser, le corps semble parfois fonctionner à l’inverse du processus artistique. Quand produire des œuvres implique une succession de choix pour produire des formes originales, habiter son corps demande une prise en compte des formes présentes pour nous permettre de choisir ce qu’on en fait. Et justement, Elisa Verdier sait qu’une partie du sien lui a été volée, matériellement, par une foule de puissances physiques, symboliques et politiques. Et quand quelque chose auquel on tient, vitalement, nous a été dérobé, aller à sa poursuite est la seule option viable. Ainsi, l’artiste est parti·e à la recherche de son corps pour que celui-ci puisse enfin retrouver son genre originel, sa non-binarité. Cette recherche, Elisa en parle comme d’un voyage de transition où les corps et les identités sont en mouvement, et comme tout déplacement, cela produit des formes que l’artiste a su, tout au long de ses deux dernières années, capturer, révéler et exposer.
Les travaux d’Elisa, présentés pour cette première exposition personnelle, découlent tous du double positionnement de l’artiste, à la fois créateur mais également conservateur des fragments de son histoire personnelle, qui agissent comme les témoins ambivalents, fragiles et puissants, mais résolument résistants face aux systèmes oppressifs, dominants et souvent violents qui régissent nos sociétés contemporaines. Les premières pièces datées de 2023, ont été produites à partir d’argile sigillée, matière qui agit comme un fossile directeur de l’intime et réalisées à partir d’accessoires thérapeuthiques. Elles viennent souligner déjà la présence du médical, des fissures, brisures propres au corps d’Elisa et interviennent comme des reliques pré-opératoires, des sortes de memento corporis qui se prolongent au travers de l'œuvre Coquille (2023 & 2024). Cette double pièce présente un moulage du torse de l’artiste, avant et après l’opération, avant et après la grande évasion, avant et après la mastectomie péri-aréolaire. Forme contenante mais vide, cette œuvre montre deux étapes d’un même corps, preuve du processus libérateur que fut cette opération. Souvent, le sentiment de liberté est tellement tranchant et puissant, qu’un seul
mot, un seul souffle peut suffire à l’exprimer. C’est également le cas avec les images comme cela est perceptible au travers de l'œuvre Mon ami.e T (2023) montrant un plan rapproché du torse d’Elisa. La frontalité et les éléments centraux qui composent l’image permet d’évacuer toute forme de commentaire ou de paraphrase, s’inscrivant ainsi dans la longue généalogie des images de torse, qui jamais ne sont anodines et toujours agissent comme des affirmations silencieuses et efficientes.
Lorsque nous avons parlé du projet d’exposition avec Elisa, je me souviens qu’iel était enthousiaste à l’idée que cette exposition prenne place dans un espace de la Collection Lambert intitulé l’Antichambre, car c’est une pièce qui en précède d’autres et peut-être entendue ici comme un petit espace avant la chambre. Et cela a toute son importance car Elisa a renommé à la fois son studio aux Beaux-Arts de Nîmes, la chambre, mais c’est également au sein de celle de son enfance, dans la maison familiale, qu’iel a produit et stocke la plupart de ses travaux tels ces deux portes de placard en miroir (Échos internes, 2024) ayant perdu leur capacité réflexive pour donner naissance à de nouvelles images aux formes indistinctes mais immenses, inévitables. Enfin, la chambre est aussi l’espace où l’on conserve nos objets personnels, ceux dit précieux ou rares, comme cet ensemble de plombs, Testo Balles (2024). Pour produire ses pièces, Elisa m’a expliqué avoir récupéré du plomb d’une ceinture de lestage utilisée notamment pour la plongée, de celles qui permettent de contrebalancer la flottabilité du corps humain. Ainsi, fondu et moulé d’après la forme de fioles de testostérones, ces sculptures deviennent un précieux moyen de maintenir le corps à l’endroit que l’on désire, l’endroit que l’on a choisi, l’endroit qui nous convient, l’endroit qui nous fait (enfin) du bien.
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